1970
L'Aventurier
L'Aventurier


Fais pas ci, fais pas ça
Avec le recul, je me dis souvent que j'eus un père héroïque et une mère bien permissive (même ses velléités d'autorité nous faisaient rire : un jour, nous étions en train de manger dans la cuisine, elle était à ses fourneaux et nous avions fait je ne sais quelle petite bêtise qui l'avait entraînée à faire une longue tirade sur nos devoirs d'obéissance. Pour une fois, mon père n'intervint pas. Nous étions tous les trois le nez dans l'assiette quand elle conclut : "Et rappelez-vous bien d'une chose, c'est qu'ici ce ne sont pas les enfants qui obéissent, c'est moi!" Nous pouffons de rire! Elle se retourne, interdite : "Qu'est-ce que j'ai dit?") Ah! Maman! Même en colère, tu trouvais toujours le moyen de nous faire rire.
Les disputes éclatent souvent le soir, quand nous sommes à table, dans le vestibule où trône la télévision. Mon père remonte fatigué du travail et je suppose que le fait de regarder les informations à la télé, tandis que nous mangeons la soupe, doit être pour lui un moment de détente. Mais c'est sans compter sur ma maladresse (je ne sais pas me servir un verre d'eau sans inonder la nappe), ni sur les facéties de maman qui me jette un clin d’œil complice dès qu'un journaliste évoque Kasa Vubu (premier président du Congo), qu'elle appelle Casa Boubou en pouffant de rire (mais ça devait être en 1969...). Souvent nous sommes tous les trois punis et allons finir le repas à la cuisine. On entend mon père ronchonner, tout seul : "Pas moyen de regarder le journal!" Nous continuons de rire, silencieusement, pour ne pas attirer ses foudres. A table, je suis à la gauche du père et sa main (gauche) part plus vite que je ne la pare. Jusque-là je baissais le nez sur ma soupe et jetais un coup d’œil sournois vers ma sœur qui était à l'abri de la fulgurante main gauche. Maintenant je me révolte. Un soir, j'ai dû encore verser le broc d'eau à côté de mon verre, il me traite de "con". C'en est trop! Je quitte la table et vais m'enfermer dans ma chambre ; j'ai posé un verrou, nah! Confus, il vient frapper à ma porte (j'ai entendu les pourparlers, l'intervention clémente de maman : "Allez! chéri! Vas-y! tu y es allé un peu fort tout de même...") Je ne cède pas. Lui non plus. Menaces. La voix grave de mon père tonne à travers la porte. Je réplique : "Je n'ouvrirai pas tant que tu ne m'auras pas fait des excuses." Il cède. Pour la première fois. Je n'en reviens pas.
De toute façon je suis dans mon domaine privé, ma chambre! mon petit royaume que je partage avec un ami qui me protège, qui me comprend, qui m'initie à toutes les libertés et à toutes les subversions malicieuses. Dutronc est là, partout, aux murs, sur mes étagères, dans mon meuble bureau. Si j'ai un coup de blues (ou si je souhaite me plonger dans une volontaire mélancolie d'adolescent romantique), je n'ai qu'à mettre un disque et la magie opère instantanément.
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Mercredi 18 février 1970 |

Avec ma sœur, les disputes sont fréquentes aussi. Aussi, quand je dois aller me confesser et que je ne trouve rien à dire, c'est toujours le même refrain. La porte du guichet coulisse et je suis très impressionné par la terrible tête du curé qui apparaît à travers la grille. C'est comme si l’œil terrible de Dieu le Père en personne se posait sur moi, inquisiteur et sévère : "Alors, mon fils, quels sont tes péchés? - Heu...! (je n'ai pas préparé l'interrogatoire, je suis troublé, il faut trouver quelque chose sinon il trouvera ça louche et finira par me faire avouer des vérités bien plus terribles). Heureusement un ange d'innocence vient à mon secours : Ma sœur! "Je me suis disputé avec ma sœur, je lui ai caché son peigne! - C'est bon! Tu me diras deux ave et trois pater." Et là, un petit signe d'exorcisme avec deux doigts en l'air, une formule magique, et je suis absous. Je sors, léger comme l'innocence incarnée, je vais m'asseoir en face de la vierge Marie et je récite bien vite les trois pater. Je m'embrouille avec les ave... Il est plus urgent de me réconcilier avec mon père, que je crains,

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Solennelle, la Communion! |
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Enfant de chœur ou communiant
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Lundi 16 mars 1970 |
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Samedi 16 mai 1970 |
L'Idole
Cette année-là, je suis constamment à l'affût : à la radio, à la télé, sur S.L.C et même sur France Dimanche, Jacques Dutronc est partout. Parfois, je vais chez des amis de mes parents pour ne pas rater une de ses apparitions. Dès qu'il apparaît, je guette du coin de l’œil la réaction de ceux qui m'entourent. Et je rougis de contentement si l'on fait des compliments ; j'ai l'impression qu'ils me sont adressés.
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Mon premier cahier Dutronc |
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2 et 4 juillet 1970 |
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26 et 28 mars 1970 |
Le 26 mars, mon premier cahier achevé, je vais aussitôt en acheter un autre chez mon beau frère et continue ma chronique assidue. Étrange que je n'ai pas songé à cette époque à me faire archiviste. J'aurais excellé dans cette carrière.
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Mon deuxième cahier Dutronc |

Peu à peu la musique, ma musique, a envahi la maison. Elle envahira bientôt la rue quand du haut de notre deuxième étage, toute fenêtre ouverte, je ferai hurler la guitare que j'aurai électrifiée pour attirer les filles qui viendront, irrésistiblement attirées par ces nouveaux sons qui ont supplanté les hymnes ringards de nos parents, s'enivrer des liqueurs que je vais leur distiller.
Mais pour l'instant, j'ai demandé à mon père (auquel je demande d'enregistrer sur son magnétophone Gründing le double album des Who que mon cousin m'a prêté) de me confectionner une rallonge pour que je puisse écouter ma musique dans mon bain. J'ai calculé que le temps d'écoute d'une face de 33 tours correspondait au temps qu'il fallait pour que l'eau du bain refroidisse. Je fais couler l'eau brûlante, dans laquelle j'ai pris soin de verser une bonne dose d'Obao pour que ça mousse et juste avant de plonger dans les délices d'une écoute extatique je pose le diamant sur un microsillon bien choisi. Vingt minutes de bonheur absolu. Je me laisse aller dans ce liquide apaisant... je savoure avec plénitude le chant envoûtant des sirènes!
Un vendredi soir, jour consacré du bain où j'ai prévu de faire mes dévotions à la vache sacrée d'Atom Heart Mother dans mon Gange plein de bulles, j'hésite car un artisan doit venir changer la vitre de la salle de bain (je ne me souviens plus dans quelles circonstances elle fut brisée...). Je m'informe auprès de maman qui me répond : "Mais non, vas-y! prends ton bain, il est tard, il ne viendra plus." Je lui demande plusieurs fois si elle en est bien sûre puis je prépare tout mon petit rituel, transporte le haut-parleur dans la salle de bains, je lance la face A et je me plonge dans le nirvana. A ce moment-là, on sonne. Des pas dans l'escalier. On frappe. Et j'entends maman qui guide le vitrier vers la salle de bain. Il doit prendre les mesures du carreau à remplacer. Maman ouvre la porte et me dit : "C'est M. Machin, il vient pour le carreau. Lève-toi et dis bonjour au monsieur."
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Comment n'ai-je pas su qu'il passait si près de chez moi? Mais c'était en quelle année? |
Cinéma, cinéma...
En feuilletant mon cahier Jacques Dutronc, je découvre sur une photo publiée dans un Salut les Copains que mon idole est passée à Roanne au Palais des Fêtes. Nous nous y rendions souvent avec mes parents lorsque j'étais enfant car les Calvet, qui géraient ce cinéma, étaient des amis de mes parents et leur fils Robert, le parrain de ma sœur. Je me souviens que tandis que mes parents discutaient avec eux, dans une petite pièce de leur appartement attenant à la grande salle de cinéma, j'avais l'autorisation de me faufiler dans l'obscurité pour voir le film. C'est là que j'ai pu voir Ben-Hur en cinémascope et Lawrence d'Arabie (dont je n'oublierai jamais la musique) et bien sûr les incontournables Western comme L'Homme au colt d'or.
Le Palais des Fêtes méritait bien son nom de Palais. C'était une immense salle avec balcons, dorures et décoration rococo. J'étais impressionné par la grande toile peinte où figuraient les publicités pour les commerces de Roanne. Avant le film, on voyait les réclames, les actualités et un entracte coupait les plus longs métrages. Je pouvais évidemment découvrir la cabine de projection lors des changements de bobines. Nous raffolions de ces sorties cinéma où nous allions l'après-midi. Il faisait encore jour quand nous entrions dans la salle obscure ; la nuit était tombée quand nous repartions.
En 1970, je vais souvent au cinéma, en famille ou avec des copains. A Marcigny, nous pouvons voir des films au Foyer ou au Vox. Quand je suis avec les copains, avant le début de la projection, nous faisons la foire. Nous achetons des bonbons et envoyons le papier sur les spectateurs, nous chahutons, poussons des cris d'animaux mais dès que l'obscurité s'installait nous entendons les rituels "chut! ça commence!" qui faisaient taire tous les gloussements et installaient un silence religieux. Je me souviens aussi qu'il fallait attendre parfois longtemps, trop longtemps que les lumières s'éteignent et que ma seule consolation était d'entendre souvent, très souvent, une chanson de Dutronc. Car l'attente était musicale, et ce qui me surprenait toujours c'est que c'était toujours en plein milieu d'un morceau que les lumières se coupaient brusquement alors que je me disais "c'est à la fin de celle-là que ça va commencer".
Nous habitions au deuxième étage et la fenêtre de ma chambre donnait sur l'église où se trouvait un panneau d'affichage pour les deux cinémas. Quand c'était la sortie de la salle du Foyer qui était proche de chez nous, je savais infailliblement quel film étaient allés voir les spectateurs en observant leur façon de marcher (les hommes roulaient des mécaniques quand ils avaient vu un film d'action, ils marchaient comme s'ils avaient séché sur un tonneau, prêts à dégainer, s'il s'agissait d'un western, et les couples étaient plus langoureusement enlacés s'ils avaient vu un film sentimental).
Un dimanche après-midi, j'avais donné rendez-vous à la fille du boucher avec laquelle j'avais bien l'intention de flirter dans l'obscurité pendant le film. Mais comme j'avais peur d'être en retard, je me présentai à la première séance et j'attendais impatiemment son arrivée à la caisse. Poussé impitoyablement par la queue des spectateurs, je fus bien obligé de prendre mon ticket (la séance coûtait alors moins de 2 francs mais c'était tout ce que j'avais sur moi).
Me voilà entré dans la salle, Annie ou Régine (je ne me souviens plus laquelle des deux sœurs) n'y est pas... C'est une angoisse épouvantable ; le film commence et pendant toute sa durée je ne cesserai de guetter l'entrée. Quand le film s'achève et que je rejoins la sortie, j'aperçois dans la file d'attente celle que j'ai tant attendue ; c'était la deuxième séance, celle de 17 h et mon impatience à la rejoindre m'avait joué un bien vilain tour!

Ma soeur !
Si les disputes avec ma sœur sont fréquentes (surtout depuis qu'elle réquisitionne la salle de bains et s'y enferme pour un temps anormalement long à mes yeux juste au moment où j'ai besoin d'un seul et bref coup de peigne!) nous sommes aussi très complices. Plus jeunes, nos chambres respectives n'étant séparées que par une fine cloison et quelques mètres de couloir, nous communiquions par code en frappant au mur. Ce mode de communication ne passait pas inaperçu et la grosse voix paternelle ("Vous allez dormir, les gosses, ou faut-il que je me lève!") nous obligeait à trouver d'autres expédients. Nous avions donc trouvé une parade qui consistait à écrire des petits mots que nous nous envoyions discrètement d'une chambre à l'autre. Mais nos fou-rire et nos cavalcades peu discrètes pour rejoindre nos lits nous trahissaient quelquefois et nous étions alors pris en flagrant délit. C'était alors la "volée" sous la protection des couvertures sous lesquelles nous nous mettions en boule.
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Déclaration solennelle |

Plus tard nous avons poursuivi ce mode de communication, je veux dire par petits mots que nous trouvions bien en évidence sur notre bureau. L'un d'eux, que j'ai conservé, montre à quel point nos disques et surtout son électrophone était un enjeu important et le sujet d'âpres négociations. J'agissais avec diplomatie et lui faisais écouter mes nouveaux disques de Jacques Dutronc : elle adorait le début de la chanson Le Courrier du cœur quand Dutronc avouait d'une voix ingénue : "J'ai un problème, j'ai un problème." Mais ce qu'elle préfèrait encore, c'est lorsqu'il dit dans Transes Dimanches : "Que de terribles incertitudes, pour moi qui n'ai pas fait d'études..." Le ton Dutronc avait déjà évolué ; ce n'était plus celui du provocateur goguenard de "Et moi, et moi, et moi" mais une nouvelle façon d'introduire de l'humour avec une sorte de tendresse plaintive, genre victime de la société qui n'a rien compris au film mais proteste gentiment. En cela, il devenait représentatif, non plus des français râleurs, genre syndicaliste opposé à toute proposition comme dans L'Augmentation, mais du pauvre français moyen qui subit le diktat des médias. On voit que j'avais une écoute très attentive des paroles du couple sociologue Dutronc/Lanzmann, écoute que je mettrai à profit, quand je débuterai dans l'enseignement du français pour faire repérer à mes élèves les critiques sociales et autres phénomènes de société que l'on trouve dans ces textes de chansons. Dutronc entrera dans l’Éducation Nationale !
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Le Courrier du cœur |
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Transes dimanche |
Quelques années plus tard, quand ma sœur sera mariée, j'irai fréquemment passer des soirées avec elle pour lui faire découvrir mes dernières découvertes musicales, et je lui offrirai quelques albums 33 tours : La comédie musicale Air, le groupe Ange et bien entendu Pink Floyd.
Ce Noël 1970 mettra cependant un terme aux négociations autour de l'électrophone de ma sœur puisque je peux découvrir sous le sapin un cadeau qui signera mon indépendance : un électrophone "Téléfunken" que je m'empresserai d'insérer dans mon armoire et que j'utiliserai très longtemps.
Électrophone Téléfunken |
Ma première guitare

Évidemment je suis bien décidé à reprendre les cours de solfège pour savoir jouer de cet instrument emblématique. Et pour cela je serai contraint de retourner à la seule école de musique de Marcigny. Mes parents avaient déjà fait une tentative infructueuse pour me faire apprendre le solfège, voire le piano, quelques années plus tôt. Je ne devais pas avoir plus de 6 ou 7 ans quand je devais aller chez Madame Morche ; une cuisine sordide et nauséabonde, au fond de laquelle trônait un piano droit et sévère comme la justice. Sur une toile cirée qui collait, j’ânonnais mes notes sur les portées qu'elle traçait elle-même sur mon petit cahier de musique (Clairefontaine) et c'était bien pire encore que d'apprendre les tables de multiplication! Je pleurais à chaque fois que je devais me rendre à mon cours de solfège même si, à la fin de celui-ci Madame Morche m'offrait un bonbon... collant que je prenais du bout des doigts avec répulsion dans un sac... collant. Impossible du reste d'extraire un seul de ses bonbons : ils étaient tous collés! Et pour achever de me dissuader à devenir musicien, Monsieur Morche, un terrifiant gros homme qui était la parfaite illustration des ogres des contes, découpait au hachoir un lapin qui, même s'il était dépecé, sous ses grosses mains sanglantes me paraissait encore vivant et me regardait de son œil unique et glauque! Je ne pense pas être allé plus de cinq fois à ces cours où les percussions rythmiques du hachoir couvraient le son lancinant du piano sous les doigts frêles d'un autre élève. Maman dut se lasser assez vite d'avoir à me traîner jusqu'à cet endroit maléfique.
Bref! J'ai grandi, je n'ai plus peur des ogres, je ne mange plus de bonbons et ce que je désire avant tout, c'est apprendre à jouer de la guitare, sans me douter une seconde qu'il va falloir reprendre les cours de solfège. Dès le 14 janvier 1971 je retourne voir les Morche (que j'appellerai désormais les Moches) et je passe des mains de la mère aux mains de la fille ; ma promotion, puisque je vais désormais apprendre la guitare, me fait également grimper un étage et je me retrouve dans la chambre de Mademoiselle Morche : cent kilos bien pesés de bonne volonté et de talent pour m'apprendre les rudiments de la guitare... classique! Eh oui! dans cette bonne institution on n'apprend rien d'autre que la musique classique. S'il faut en passer par là, tant pis! je vais faire preuve de bonne volonté, apprendre à déchiffrer laborieusement les exercices fastidieux de la "Méthode de Guitare" de Carulli, assortie de la "Grande Méthode universelle de Guitare" qui me sera pourtant bien précieuse, plus tard, quand je devrai trouver les indispensables accords.
Si avec sa moustache et ses grosses paluches (héritées sans doute de son paternel) mademoiselle Morche n'alimenta pas mes fantasmes d'adolescent, elle n'en était pas moins une remarquable musicienne et même si je démissionnai et abandonnai rapidement ses cours de guitare classique, je gardai pour elle une grande admiration, et bien des années plus tard, quand elle élut domicile à l'hôpital de Marcigny, je lui rendis l'hommage de quelques visites avec ma guitare pour des duos (guitare piano) où j'interprétais les chansons de Jacques Dutronc pour le plus grand bonheur des autres pensionnaires et des infirmières.
Mes débuts avec ma première guitare, musicalement catastrophique (si l'on excepte mes imitations de mon idole) m'ont fait anticiper l'année 1971. De grands événements vont avoir lieu.