Conseil de lecture

Les textes n'apparaissant pas dans l'ordre, je vous conseille de commencer par le plus ancien "Introït" (novembre 2014) et de poursuivre la lecture chronologiquement (voir les titres des articles dans "archives du blog")

vendredi 12 décembre 2014

1970 - L'Aventurier

1970

L'Aventurier



Je vais avoir 15 ans... et je commence à prendre des ailes, des libertés, des responsabilités... J'achète toujours aussi régulièrement Salut les Copains, la toute récente Maison des Jeunes va bientôt être inaugurée et devenir mon nouveau terrain de jeu -et de drague-, j'aurai ma toute première guitare et un vélo qui me permettra d'écumer les routes de campagne. L'argent de poche que me donne chaque mois mon père me permet d'acheter de plus en plus souvent des disques ; je découvre la Pop musique! La vie est belle! Riche de nouvelles expériences! Mes résultats scolaires sont de plus en plus irréguliers et présenter mon bulletin à l'autorité paternelle est une épreuve dont je ne sors pas toujours vainqueur ; d'ailleurs mes notes ne sont pas la seule raison pour laquelle je me fais disputer : vitres cassées, rébellions, querelles avec ma sœur, désobéissance chronique, poste transistor qui a disparu (il est dans mon lit : j'écoute en cachette, sous les draps, des émissions musicales pour les jeunes). 


Fais pas ci, fais pas ça 

 

Avec le recul, je me dis souvent que j'eus un père héroïque et une mère bien permissive (même ses velléités d'autorité nous faisaient rire : un jour, nous étions en train de manger dans la cuisine, elle était à ses fourneaux et nous avions fait je ne sais quelle petite bêtise qui l'avait entraînée à faire une longue tirade sur nos devoirs d'obéissance. Pour une fois, mon père n'intervint pas. Nous étions tous les trois le nez dans l'assiette quand elle conclut : "Et rappelez-vous bien d'une chose, c'est qu'ici ce ne sont pas les enfants qui obéissent, c'est moi!" Nous pouffons de rire! Elle se retourne, interdite : "Qu'est-ce que j'ai dit?") Ah! Maman! Même en colère, tu trouvais toujours le moyen de nous faire rire.
Les disputes éclatent souvent le soir, quand nous sommes à table, dans le vestibule où trône la télévision. Mon père remonte fatigué du travail et je suppose que le fait de regarder les informations à la télé, tandis que nous mangeons la soupe, doit être pour lui un moment de détente. Mais c'est sans compter sur ma maladresse (je ne sais pas me servir un verre d'eau sans inonder la nappe), ni sur les facéties de maman qui me jette un clin d’œil complice dès qu'un journaliste évoque Kasa Vubu (premier président du Congo), qu'elle appelle Casa Boubou en pouffant de rire (mais ça devait être en 1969...). Souvent nous sommes tous les trois punis et allons finir le repas à la cuisine. On entend mon père ronchonner, tout seul : "Pas moyen de regarder le journal!" Nous continuons de rire, silencieusement, pour ne pas attirer ses foudres. A table, je suis à la gauche du père et sa main (gauche) part plus vite que je ne la pare. Jusque-là je baissais le nez sur ma soupe et jetais un coup d’œil sournois vers ma sœur qui était à l'abri de la fulgurante main gauche. Maintenant je me révolte. Un soir, j'ai dû encore verser le broc d'eau à côté de mon verre, il me traite de "con". C'en est trop! Je quitte la table et vais m'enfermer dans ma chambre ; j'ai posé un verrou, nah! Confus, il vient frapper à ma porte (j'ai entendu les pourparlers, l'intervention clémente de maman : "Allez! chéri! Vas-y! tu y es allé un peu fort tout de même...") Je ne cède pas. Lui non plus. Menaces. La voix grave de mon père tonne à travers la porte. Je réplique : "Je n'ouvrirai pas tant que tu ne m'auras pas fait des excuses." Il cède. Pour la première fois. Je n'en reviens pas.
De toute façon je suis dans mon domaine privé, ma chambre! mon petit royaume que je partage avec un ami qui me protège, qui me comprend, qui m'initie à toutes les libertés et à toutes les subversions malicieuses. Dutronc est là, partout, aux murs, sur mes étagères, dans mon meuble bureau. Si j'ai un coup de blues (ou si je souhaite me plonger dans une volontaire mélancolie d'adolescent romantique), je n'ai qu'à mettre un disque et la magie opère instantanément.

Mercredi 18 février 1970
Avec maman (qui me dispute souvent elle aussi, parce que ma chambre n'est pas rangée, etc. etc.) c'est plus facile. A la première remarque, je lance le disque "Fais pas ci, fais pas ça" ou bien je me contente d'en fredonner l'air qu'elle connaît par cœur, et elle comprend tout de suite que son petit Pompon est intouchable. Libre comme l'air. Non mais! On ne retient pas un oiseau en cage! Une porte fermée parce que je n'ai pas le droit de sortir, et hop! je prétexte d'aller voir ma grand-mère, qui habite en-dessous, et je suis dehors avec les copains.
Avec ma sœur,  les disputes sont fréquentes aussi. Aussi, quand je dois aller me confesser et que je ne trouve rien à dire, c'est toujours le même refrain. La porte du guichet coulisse et je suis très impressionné par la terrible tête du curé qui apparaît à travers la grille. C'est comme si l’œil terrible de Dieu le Père en personne se posait sur moi, inquisiteur et sévère : "Alors, mon fils, quels sont tes péchés? - Heu...! (je n'ai pas préparé l'interrogatoire, je suis troublé, il faut trouver quelque chose sinon il trouvera ça louche et finira par me faire avouer des vérités bien plus terribles). Heureusement un ange d'innocence vient à mon secours : Ma sœur! "Je me suis disputé avec ma sœur, je lui ai caché son peigne! - C'est bon! Tu me diras deux ave et trois pater." Et là, un petit signe d'exorcisme avec deux doigts en l'air, une formule magique, et je suis absous. Je sors, léger comme l'innocence incarnée, je vais m'asseoir en face de la vierge Marie et je récite bien vite les trois pater. Je m'embrouille avec les ave... Il est plus urgent de me réconcilier avec mon père, que je crains, qu'avec ma mère qui me soutient! Elle comprendra! Le poids de la religion était énorme et je croyais dur comme fer que Dieu me regardait en permanence. Enfin... seulement le soir, quand au moment de m'endormir je devais faire ma prière pour être en règle, parce que la journée... Dieu n'était rien d'autre qu'un Père Fouettard que maman avait souvent invoqué en brandissant le martinet. Mais fort heureusement je lui coupais les ailes aussi souvent que je coupais les lanières du martinet. Ce fut encore Dutronc qui me fournit la solution ; et je pus invoquer la Fille du Père Noël pour justifier toutes mes délicieuses tentations.  
Solennelle, la Communion!
Tout ce que j'écris là ne correspond pas à cette année de grâce 1970 car depuis ma communion solennelle, si ma foi n'était pas encore vacillante, la religion avait cédé le pas devant la vague déferlante de la musique du diable qui avait beaucoup plus d'attrait que les chants éthérés et désincarnés que nous ânonnions pendant la messe. Ma petite voix flûtée avait pourtant atteint des sommets de pureté quand je chantais Il est né le divin enfant, remplacé depuis belle lurette la sulfureuse mélodie de La Fille du Père Noël! Il faut dire que jusqu'à ma communion solennelle j'avais été enfant de cœur. J'avais demandé à l'être parce que je m'ennuyais ferme parmi la foule des fidèles dont la seule distraction devait être "assis, debout, à genoux" et de chanter avec ferveur des psaumes auxquels ont ne comprenait rien. Le corps du Christ était encore refusé à ma gourmandise et l'Esprit Saint était un mystère invisible (à moins qu'il consistât à ces colonnes de fourmis que je voyais défiler le long de la première marche du chœur). En passant de l'autre côté au moins je portais un déguisement qui s'il n'était pas le noir costume de Zorro donnait à ma figure angélique l'apparence d'un bon petit diable. Je pouvais enfin bouger et me distraire en agitant la sonnette qui commandait les génuflexions du curé, je portais le ciboire et je buvais le vin de messe. Ma carrière s'arrêta le jour où Thomas me fit un croche pieds tandis que je faisais la quête. Je pris aussitôt la décision que ma place était auprès de lui et nous nous tînmes résolument derrière le pilier le plus éloigné de l'autel ; le plus près de la sortie.
Enfant de chœur ou communiant
on me donnerait le Bon Petit Diable sans confession!









Lundi 16 mars 1970
Samedi 16 mai 1970


L'Idole

 

Cette année-là, je suis constamment à l'affût : à la radio, à la télé, sur S.L.C et même sur France Dimanche, Jacques Dutronc est partout. Parfois, je vais chez des amis de mes parents pour ne pas rater une de ses apparitions. Dès qu'il apparaît, je guette du coin de l’œil la réaction de ceux qui m'entourent. Et je rougis de contentement si l'on fait des compliments ; j'ai l'impression qu'ils me sont adressés. 

Mon premier cahier Dutronc



2 et 4 juillet 1970
26 et 28 mars 1970
Alimenté d'abord par les articles dans Salut les Copains et par les photos de Jean-Marie Périer que l'on y trouve, je tiens très régulièrement un cahier (On peut en trouver le détail dans la page : "Mes cahiers Dutronc")  sur lequel je colle tout, tout, tout ce que je trouve sur mon chanteur préféré. Et j'y vais de ma petite griffe personnelle, des commentaires qui montrent à quel point je m'identifie à Jacquot. J'adopte son vocabulaire, j'imite ses plaisanteries... et je délaisse mes cahiers d'école. Mais, comme je m'applique à faire le moins de fautes possible, il est fort probable que mes progrès en orthographe ont débuté à cette époque... De temps à autre, j'entends maman, derrière la porte fermée de ma chambre,  qui s'inquiète de mon sage silence : "Jean-Paul, tu fais tes devoirs?... - Oui!!!"  
Le 26 mars, mon premier cahier achevé, je vais aussitôt en acheter un autre chez mon beau frère et continue ma chronique assidue. Étrange que je n'ai pas songé à cette époque à me faire archiviste. J'aurais excellé dans cette carrière.
Mon deuxième cahier Dutronc
Quand j'achète Salut les Copains, la première page que je regarde est celle du Hit Parade. Il faut que Dutronc soit en tête. C'est comme en Formule 1, quand on a un favori il doit absolument être sur la plus haute marche du podium. S'il est dépassé par un autre chanteur, ce dernier descend automatiquement dans mon estime et pour soutenir le challenger j'écoute quasiment en boucle le titre qui devait le faire gagner.
Mais comme mon chanteur préféré n'est pas toujours celui des lecteurs de S.L.C j'imagine de créer mon propre Hit Parade. Désormais je ne manque pas de disques pour trouver des concurrents. D'ailleurs mes goûts sont de plus en plus axés sur les groupes anglais ou américains. Avec Abbey Road des Beatles, des Led Zeppelin, des Chicago Transit Autority, Deep Purple, des compilations exceptionnelles comme la Superb Super Pop Session, j'ai du mal à hisser Dutronc en tête du Hit Parade.Alors à la fin de la semaine, je triche un peu et je m'arrange pour écouter suffisamment mon dernier 45 tours pour amener Jacques Dutronc au sommet. J'ai préparé une grille, que je reproduis chaque semaine, et je mets une croix à chaque fois que j'écoute un disque. Comme il s'agit très souvent de 33 tours, mon chanteur favori a beau jeu de dépasser ses concurrents dans un dernier sprint à tout berzingue
Peu à peu la musique, ma musique, a envahi la maison. Elle envahira bientôt la rue quand du haut de notre deuxième étage, toute fenêtre ouverte, je ferai hurler la guitare que j'aurai électrifiée pour attirer les filles qui viendront, irrésistiblement attirées par ces nouveaux sons qui ont supplanté les hymnes ringards de nos parents, s'enivrer des liqueurs que je vais leur distiller.
Mais pour l'instant, j'ai demandé à mon père (auquel je demande d'enregistrer sur son magnétophone Gründing le double album des Who que mon cousin m'a prêté)  de me confectionner une rallonge pour que je puisse écouter ma musique dans mon bain. J'ai calculé que le temps d'écoute d'une face de 33 tours correspondait au temps qu'il fallait pour que l'eau du bain refroidisse. Je fais couler l'eau brûlante, dans laquelle j'ai pris soin de verser une bonne dose d'Obao pour que ça mousse et juste avant de plonger dans les délices d'une écoute extatique je pose le diamant sur un microsillon bien choisi. Vingt minutes de bonheur absolu. Je me laisse aller dans ce liquide apaisant... je savoure avec plénitude le chant envoûtant des sirènes!
Un vendredi soir, jour consacré du bain où j'ai prévu de faire mes dévotions à la vache sacrée d'Atom Heart Mother dans mon Gange plein de bulles, j'hésite car un artisan doit venir changer la vitre de la salle de bain (je ne me souviens plus dans quelles circonstances elle fut brisée...). Je m'informe auprès de maman qui me répond : "Mais non, vas-y! prends ton bain, il est tard, il ne viendra plus." Je lui demande plusieurs fois si elle en est bien sûre puis je prépare tout mon petit rituel, transporte le haut-parleur dans la salle de bains, je lance la face A et je me plonge dans le nirvana. A ce moment-là, on sonne. Des pas dans l'escalier. On frappe. Et j'entends maman qui guide le vitrier vers la salle de bain. Il doit prendre les mesures du carreau à remplacer. Maman ouvre la porte et me dit : "C'est M. Machin, il vient pour le carreau. Lève-toi et dis bonjour au monsieur." 


Comment n'ai-je pas su qu'il passait si près de chez moi? Mais c'était en quelle année?

 

Cinéma, cinéma...

 

En feuilletant mon cahier Jacques Dutronc, je découvre sur une photo publiée dans un Salut les Copains que mon idole est passée à Roanne au Palais des Fêtes. Nous nous y rendions souvent avec mes parents lorsque j'étais enfant car les Calvet, qui géraient ce cinéma, étaient des amis de mes parents et leur fils Robert, le parrain de ma sœur. Je me souviens que tandis que mes parents discutaient avec eux, dans une petite pièce de leur appartement attenant à la grande salle de cinéma, j'avais l'autorisation de me faufiler dans l'obscurité pour voir le film. C'est là que j'ai pu voir Ben-Hur en cinémascope et Lawrence d'Arabie (dont je n'oublierai jamais la musique) et bien sûr les incontournables Western comme L'Homme au colt d'or
Le Palais des Fêtes méritait bien son nom de Palais. C'était une immense salle avec balcons, dorures et décoration rococo. J'étais impressionné par la grande toile peinte où figuraient les publicités pour les commerces de Roanne. Avant le film, on voyait les réclames, les actualités et un entracte coupait les plus longs métrages. Je pouvais évidemment découvrir la cabine de projection lors des changements de bobines. Nous raffolions de ces sorties cinéma où nous allions l'après-midi. Il faisait encore jour quand nous entrions dans la salle obscure ; la nuit était tombée quand nous repartions.
En 1970, je vais souvent au cinéma, en famille ou avec des copains. A Marcigny, nous pouvons voir des films au Foyer ou au Vox. Quand je suis avec les copains, avant le début de la projection, nous faisons la foire. Nous achetons des bonbons et envoyons le papier sur les spectateurs, nous chahutons, poussons des cris d'animaux mais dès que l'obscurité s'installait nous entendons les rituels "chut! ça commence!" qui faisaient taire tous les gloussements et installaient un silence religieux. Je me souviens aussi qu'il fallait attendre parfois longtemps, trop longtemps que les lumières s'éteignent et que ma seule consolation était d'entendre souvent, très souvent, une chanson de Dutronc. Car l'attente était musicale, et ce qui me surprenait toujours c'est que c'était toujours en plein milieu d'un morceau que les lumières se coupaient brusquement alors que je me disais "c'est à la fin de celle-là que ça va commencer".

Nous habitions au deuxième étage et la fenêtre de ma chambre donnait sur l'église où se trouvait un panneau d'affichage pour les deux cinémas.  Quand c'était la sortie de la salle du Foyer qui était proche de chez nous, je savais infailliblement quel film étaient allés voir les spectateurs en observant leur façon de marcher (les hommes roulaient des mécaniques quand ils avaient vu un film d'action, ils marchaient comme s'ils avaient séché sur un tonneau, prêts à dégainer, s'il s'agissait d'un western, et les couples étaient plus langoureusement enlacés s'ils avaient vu un film sentimental).
Un dimanche après-midi, j'avais donné rendez-vous à la fille du boucher avec laquelle j'avais bien l'intention de flirter dans l'obscurité pendant le film. Mais comme j'avais peur d'être en retard, je me présentai à la première séance et j'attendais impatiemment son arrivée à la caisse. Poussé impitoyablement par la queue des spectateurs, je fus bien obligé de prendre mon ticket (la séance coûtait alors moins de 2 francs mais c'était tout ce que j'avais sur moi). 
Me voilà entré dans la salle, Annie ou Régine (je ne me souviens plus laquelle des deux sœurs) n'y est pas... C'est une angoisse épouvantable ; le film commence et pendant toute sa durée je ne cesserai de guetter l'entrée. Quand le film s'achève et que je rejoins la sortie, j'aperçois dans la file d'attente celle que j'ai tant attendue ; c'était la deuxième séance, celle de 17 h et mon impatience à la rejoindre m'avait joué un bien vilain tour!
Les films qui m'ont marqué à cette époque-là sont les James Bond que nous ne manquions jamais, mais aussi Vingt-Huit Secondes pour un Hold-Up avec Jean-Claude Killy, A tout Casser (que j'allai voir avec Thomas, bien sûr) et Le Spécialiste avec Johnny Hallyday. Les films ne disparaissaient pas de l'affiche au bout de huit ou quinze jours, comme c'est souvent le cas aujourd'hui, ils étaient régulièrement rediffusés dans les petites salles de village comme à Marcigny et nous pouvions voir et revoir des films assez anciens.

Ma soeur !


Si les disputes avec ma sœur sont fréquentes (surtout depuis qu'elle réquisitionne la salle de bains et s'y enferme pour un temps anormalement long à mes yeux juste au moment où j'ai besoin d'un seul et bref coup de peigne!) nous sommes aussi très complices. Plus jeunes, nos chambres respectives n'étant séparées que par une fine cloison et quelques mètres de couloir, nous communiquions par code en frappant au mur. Ce mode de communication ne passait pas inaperçu et la grosse voix paternelle ("Vous allez dormir, les gosses, ou faut-il que je me lève!") nous obligeait à trouver d'autres expédients. Nous avions donc trouvé une parade qui consistait à écrire des petits mots que nous nous envoyions discrètement d'une chambre à l'autre. Mais nos fou-rire et nos cavalcades peu discrètes pour rejoindre nos lits nous trahissaient quelquefois et nous étions alors pris en flagrant délit. C'était alors la "volée" sous la protection des couvertures sous lesquelles nous nous mettions en boule.
Déclaration solennelle
 
Plus tard nous avons poursuivi ce mode de communication, je veux dire par petits mots que nous trouvions bien en évidence sur notre bureau. L'un d'eux, que j'ai conservé, montre à quel point nos disques et surtout son électrophone était un enjeu important et le sujet d'âpres négociations. J'agissais avec diplomatie et lui faisais écouter mes nouveaux disques de Jacques Dutronc : elle adorait le début de la chanson Le Courrier du cœur quand Dutronc avouait d'une voix ingénue : "J'ai un problème, j'ai un problème." Mais ce qu'elle préfèrait encore, c'est lorsqu'il dit dans Transes Dimanches : "Que de terribles incertitudes, pour moi qui n'ai pas fait d'études..." Le ton Dutronc avait déjà évolué ; ce n'était plus celui du provocateur goguenard de "Et moi, et moi, et moi" mais une nouvelle façon d'introduire de l'humour avec une sorte de tendresse plaintive, genre victime de la société qui n'a rien compris au film mais proteste gentiment. En cela, il devenait représentatif, non plus des français râleurs, genre syndicaliste opposé à toute proposition comme dans L'Augmentation, mais du pauvre français moyen qui subit le diktat des médias. On voit que j'avais une écoute très attentive des paroles du couple sociologue Dutronc/Lanzmann, écoute que je mettrai à profit, quand je débuterai dans l'enseignement du français pour faire repérer à mes élèves les critiques sociales et autres phénomènes de société que l'on trouve dans ces textes de chansons. Dutronc entrera dans l’Éducation Nationale !
Le Courrier du cœur
Transes dimanche



Quelques années plus tard, quand ma sœur sera mariée, j'irai fréquemment passer des soirées avec elle pour lui faire découvrir mes dernières découvertes musicales, et je lui offrirai quelques albums 33 tours : La comédie musicale Air, le groupe Ange et bien entendu Pink Floyd.
Ce Noël 1970 mettra cependant un terme aux négociations autour de l'électrophone de ma sœur puisque je peux découvrir sous le sapin un cadeau qui signera mon indépendance : un électrophone "Téléfunken" que je m'empresserai d'insérer dans mon armoire et que j'utiliserai très longtemps.
Électrophone Téléfunken
Il n'est encore que mono mais je vais pouvoir enrichir ma collection de disques "Pop". Dès le lendemain, avec mes étrennes, j'achèterai le 33 t de Black Sabbath "Paranoïd" que l'on ne classe pas encore dans le hard rock. Doté d'une sortie "enregistrement" je pourrai bientôt copier mes disques préférés sur cassettes audio.


Ma première guitare

L'année 1970 va se terminer sous les meilleurs auspices : mon oncle et ma tante (ma tante Colette qui obtiendra pour moi une dédicace de Jacques Dutronc - voir la page Dédicaces), qui habitent le Vésinet un appartement qui est au-dessus de la boutique de mon grand-père, Pépère (une boutique de jouets qui a bercé mon enfance - voir mon blog Les Jouets du Bois du Lac) viennent régulièrement nous voir à Marcigny. Quand ils arrivent je guette avec la plus grande convoitise leur valise qui contient généralement un cadeau que leur a confié mon grand-père. Mais en ce 31 décembre 1970 le cadeau qui m'est destiné ne tient pas dans la valise et ce ne fut pas une surprise puisqu'il s'agit d'un cadeau annoncé : ma grand-mère (Mamie) qui m'avait promis de m'acheter une guitare, et elle a tenu parole. Une guitare bon marché comme je m'en aperçus plus tard en m'échinant à plaquer douloureusement des accords sur des cordes qui étaient éloignées par un bon centimètre du manche. Pour l'heure c'est pourtant un cadeau merveilleux : je vais enfin pouvoir parfaire mes imitations de Jacques Dutronc.
Évidemment je suis bien décidé à reprendre les cours de solfège pour savoir jouer de cet instrument emblématique. Et pour cela je serai contraint de retourner à la seule école de musique de Marcigny. Mes parents avaient déjà fait une tentative infructueuse pour me faire apprendre le solfège, voire le piano, quelques années plus tôt. Je ne devais pas avoir plus de 6 ou 7 ans quand je devais aller chez Madame Morche ; une cuisine sordide et nauséabonde, au fond de laquelle trônait un piano droit et sévère comme la justice. Sur une toile cirée qui collait, j’ânonnais mes notes sur les portées qu'elle traçait elle-même sur mon petit cahier de musique (Clairefontaine) et c'était bien pire encore que d'apprendre les tables de multiplication! Je pleurais à chaque fois que je devais me rendre à mon cours de solfège même si, à la fin de celui-ci Madame Morche m'offrait un bonbon... collant que je prenais du bout des doigts avec répulsion dans un sac... collant. Impossible du reste d'extraire un seul de ses bonbons : ils étaient tous collés! Et pour achever de me dissuader à devenir musicien, Monsieur Morche, un terrifiant gros homme qui était la parfaite illustration des ogres des contes, découpait au hachoir un lapin qui, même s'il était dépecé, sous ses grosses mains sanglantes me paraissait encore vivant et me regardait de son œil unique et glauque! Je ne pense pas être allé plus de cinq fois à ces cours où les percussions rythmiques du hachoir couvraient le son lancinant du piano sous les doigts frêles d'un autre élève. Maman dut se lasser assez vite d'avoir à me traîner jusqu'à cet endroit maléfique.
Bref! J'ai grandi, je n'ai plus peur des ogres, je ne mange plus de bonbons et ce que je désire avant tout, c'est apprendre à jouer de la guitare, sans me douter une seconde qu'il va falloir reprendre les cours de solfège. Dès le 14 janvier 1971 je retourne voir les Morche (que j'appellerai désormais les Moches) et je passe des mains de la mère aux mains de la fille ; ma promotion, puisque je vais désormais apprendre la guitare, me fait également grimper un étage et je me retrouve dans la chambre de Mademoiselle Morche : cent kilos bien pesés de bonne volonté et de talent pour m'apprendre les rudiments de la guitare... classique! Eh oui! dans cette bonne institution on n'apprend rien d'autre que la musique classique. S'il faut en passer par là, tant pis! je vais faire preuve de bonne volonté, apprendre à déchiffrer laborieusement les exercices fastidieux de la "Méthode de Guitare" de Carulli, assortie de la "Grande Méthode universelle de Guitare" qui me sera pourtant bien précieuse, plus tard, quand je devrai trouver les indispensables accords.
Si avec sa moustache et ses grosses paluches (héritées sans doute de son paternel) mademoiselle Morche n'alimenta pas mes fantasmes d'adolescent, elle n'en était pas moins une remarquable musicienne et même si je démissionnai et abandonnai rapidement  ses cours de guitare classique, je gardai pour elle une grande admiration, et bien des années plus tard, quand elle élut domicile à l'hôpital de Marcigny, je lui rendis l'hommage de quelques visites avec ma guitare pour des duos (guitare piano) où j'interprétais les chansons de Jacques Dutronc pour le plus grand bonheur des autres pensionnaires et des infirmières.

Mes débuts avec ma première guitare, musicalement catastrophique (si l'on excepte mes imitations de mon idole) m'ont fait anticiper l'année 1971. De grands événements vont avoir lieu.



      

samedi 6 décembre 2014

1969 - Métamorphoses

1969

Métamorphoses


Je n'ai pas connu tout de suite les disques que Dutronc sortait et que l'on devait pouvoir trouver chez les disquaires (même à Marcigny). En 1966, je n'avais que onze ans, pas encore d'argent de poche (plus tard j'aurais 5 F par mois), je ne pouvais non plus aller seul dans la rue (même pour me rendre à l'école puisque maman, à ma grande honte, m'emmenait et venait me chercher au grand portail de l'école primaire qui était un ancien couvent et en gardait l'aspect austère).
J'écoutais donc Jacques Dutronc sur le poste radio (un petit transistor qui siégeait sur le réfrigérateur de la cuisine) et surtout à la télévision ; les apparitions de mon chanteur préféré étaient très fréquentes et ce qui me plut d'emblée, ce qui me le fit préférer à tous les autres, ce furent ses facéties. Il me faisait rire, et c'était plus que suffisant pour le distinguer des autres. Certes, j'aimais bien voir Sheila qui sautait sur scène comme une jeune chèvre, j'aimais beaucoup "Le jouet extraordinaire" de Clo Clo, mais la plupart des chansons m'étaient hermétiques. Je me souviens tout particulièrement d'une chanson de Nougaro (encore un des préférés de mon père qui appréciait sa façon de chanter le jazz) qui disait « y'avait une ville, il n'y a plus rien » et une autre où le même titubait en chantant « je suis saoul, sous le balcon... » ; j'étais impressionné par ces paroles énigmatiques et par le décor quasi expressionniste. Mais dès que Dutronc faisait son entrée (nous achetions Télé poche et les apparitions des invités aux émissions de variété étaient annoncées) je jubilais, je n'en perdais pas une miette. Mon émotion était au moins aussi forte que lorsque je regardais Zorro ou Au nom de la loi. J'étais à l'âge où l'on imite ses héros favoris et je passais des heures à me prendre pour Zorro ou Josh Randall. Dutronc allait me faire le même effet et j'allais bientôt l'imiter en chantant ses meilleurs tubes. Mais pour l'instant je n'avais pas encore ses disques.

Mes premiers disques de Dutronc

 

Même si j'ai dû en acquérir quelques uns auparavant, la première mention de l'achat d'un disque de Dutronc date du 30 janvier 1969, grâce aux 5 F d'argent de poche que commençait à me donner mensuellement mon père.
Depuis le début de l'année 1969, après quelques tentatives très espacées l'année précédente, je tiens un agenda, très régulièrement, où je note les événements les plus importants, de la journée. Il est donc naturel que je mentionne plusieurs fois Jacques Dutronc, que ce soit à l'occasion de ses apparitions sur les ondes, à la télévision, dans les Salut les Copains que j'achète chaque semaine et surtout lorsque j'achète ou lorsqu'on m'offre un nouveau disque. A la télévision, nous suivons fidèlement les séries "Le Fugitif" et "Mannix". Ma soeur est en pension à Paray le Monial et quand elle rentre le samedi soir nous regardons "Thierry la Fronde" (avec les copains nous chantons "Thierry la Fronde est un imbécile, avec sa fronde en matière plastique, qu'il a ach'té au Prisunic, à cent balles...")
Le samedi soir, je vais chercher Thomas, le fils du boucher et nous allons à la messe pour faire des croche-pieds à celui qui fait la quête. Parfois Thomas m'enferme dans le local de la chaudière et je tambourine pour en sortir. Nous nous faisons vider de l'église et nous courons au "Pénalty" pour faire des parties de flipper.
En mars, j'ai écrit à l'O.R.T.F pour réclamer l'adresse de Jacques Dutronc. J'étais bien décidé à lui écrire et je n'ai pas tardé à recevoir la réponse. Je lui écris le jour même ; ah! si j'avais seulement gardé le double de cette première lettre! La réponse qui me parviendra sera une photo dédicacée (sans doute par Madame Dutronc qui se chargeait de la correspondance de son fiston). J'obtiendrai par la suite (en 1984) une autre dédicace dans des circonstances bien plus étonnantes (voir la page "Dédicaces").

La dédicace est complètement délavée par les
 années, mais on la devine néanmoins un peu.



Maman pose dans ma chambre avec les disques de Dutronc
      Parfois, l'après-midi, ma mère vient dans ma chambre et je lui passe des disques. Nous commentons les paroles, les pochettes ; elle est ma confidente.
Je la fais même poser, pour une photo, avec tous mes disques de Dutronc. Plus tard je lui ferai découvrir Pink Floyd. (Elle m'en parle toujours, sans jamais avoir su prononcer ce nom barbare!) Sur la photo on devine quelques photos portant des autographes : une carte de Sheila, Dutronc bien sûr, et Lucien Jeunesse qui était venu animer le Jeu des Mille Francs à Marcigny. On voit aussi quelques photos tirées des pages de Salut les Copains, dont une de Sylvie Vartan ou de Michel Polnareff.
Cependant quand mon père remonte, fatigué, du magasin, il s'écrie : "Coupe-moi cette musique de sauvage!" J'aurai du mal à l'initier, mais j'y parviendrai. Les chansons de Dutronc, ce fut beaucoup plus facile et je ne sais pas comment il fit, mais il arriva à trouver la musique de "J'aime les filles" et il m'enregistra sur son magnétophone quatre pistes. On y entend encore ma petite voix qui n'avait pas mué mais qui prenait déjà les inflexions de mon modèle.




Mon père occupe parfois ses loisirs à dessiner et à faire de la peinture à l'huile. Comme lui (nous sommes en juin), je me lance dans l'art du portrait. Mes modèles sont les photos des vedettes que je trouve dans mes Salut les Copains et mon idole fait bien évidemment les frais de mes pauvres croquis.





En juillet, nous sommes à Boulouris, près de Saint Raphaël, dans la villa familiale qui appartient à mes grands-parents. Plage, pétanque, barbecue sont les principales occupations qui rythment mes journées. Événement historique exceptionnel qui me passionne : Le premier alunissage des astronautes sur la Lune! Nous avons pu voir quelques images à la télévison, en noir et blanc bien sûr et de très mauvaise qualité, chez l'épicier Brusasco, en face de la fontaine. Je resterai profondément marqué par cet exploit technologique et humain et ne me départirai jamais de mon intérêt pour la conquête spatiale.  Lanzmann/Dutronc/Vogue ont laissé passer l'occasion d'en faire une chanson... dommage!
Quand nous allons à Boulouris ou à Saint-Raphaël, j'achète des Bob Morane. C'est mon cousin qui m'a initié et comme j'ai tout de suite accroché, il m'a vendu toute sa collection pour 5 F (encore un bon investissement que j'ai pu réaliser grâce à mon argent de poche).
Mes disques tournent sur l'électrophone Teppaz de ma sœur
.
Evidemment, he he! ça va de soi...


Mon premier album 33 tours fut une compilation de 1968. Nous étions donc en vacances à Boulouris, et j'étais parvenu à persuader mon père de m'acheter un disque de Jacques Dutronc ; ce fut m'a mère qui me l'offrit. Pour cela nous étions allés au Monoprix de St Raphaël et c'est là que je découvris enfin mon chanteur préféré sur la pochette d'un 33 tours. Dire à quel point cet album fut immédiatement mon trésor le plus sacré ne peut exprimer que de façon très faible les sensations que j'éprouvais à le manipuler, passant de longs moments à le contempler, l'écoutant sans relâche, tâchant de recopier les textes des chansons pour pouvoir les chanter moi-même. C'était très fastidieux. Il fallait mémoriser le plus possible de texte, arrêter la chanson, remettre au début du titre, et ainsi de suite jusqu'à la fin du morceau ; cela me prenait des heures! Et comme je ne comprenais pas toutes les paroles, cela devenait à chaque fois un texte très farfelu (voir la page Mon cahier de chansons). Avec le recul, cela paraît totalement désuet (j'ai conservé le cahier dans lequel je recopiais les chansons ; on le trouvera à la page "Chanter Dutronc"). On trouve maintenant les paroles d'un simple clic. Il arrivait aussi qu'elles soient publiées dans Salut les Copains (ce magazine mensuel devint vite une bible – je passai du jour au lendemain du Journal de Mickey à Salut les Copains que j'allais chercher chez mon futur beau-frère dont les parents tenaient la Maison de la Presse de Marcigny. J'attendais impatiemment sa parution et ma joie était à son comble si Dutronc faisait la couverture) ; mais il ne s'agissait que des tubes et je dus continuer longtemps à exercer ma perspicacité pour percer le secret des paroles énigmatiques de ses chansons. J'avais mes titres favoris (Et moi, et moi, et moi / Mini, mini / Il est cinq heures Paris s'éveille / Les Play-boys...), d'autres me déroutaient totalement (La Comparade, J'ai tout lu, tout bu, tout vu), mais j'aimais tout, sans distinction et je commençais à m'imprégner de la personnalité de mon idole. Il me faudrait cependant très longtemps pour pénétrer l'incroyable complexité de son monde et pour déchiffrer toutes les énigmes que l'on trouvait dans les paroles écrites par Jacques Lanzmann. Pour le moment, comme on le verra bientôt, je vivais tout cela au premier degré.


En novembre, mes parents sont allés à Paris et j'ai demandé qu'ils me rapportent un disque que je convoite depuis longtemps. En effet, sur le dos de la pochette de mes 45 tours, figure quelques un des disques déjà parus, ce qui me permet de compléter ma collection. Mais la plupart sont introuvables à Marcigny ; les trois "disquaires" vendent principalement de l'électroménager et les bacs de disques ne sont pas très fournis. J'y ferai néanmoins des découvertes capitales, notamment c'est de cette façon que je découvrirai le groupe Pink Floyd, en achetant un 33 tours dont la pochette me plait. On y découvre en effet une vache dans un pré et l'album s'appelle "Atom Heart Mother". La première fois que je l'écoute, je suis complètement dérouté : qu'est-ce que c'est que cette musique? du classique? de la Pop? J'insiste. Il me plait finalement beaucoup mais il faudra de nombreuses écoutes pour que je me familiarise avec ces morceaux très longs, truffés de sons étranges... et comme mon père remonte du travail au moment le plus hermétique, il râle : "Arrête-moi cette musique de sauvages!" Je parviendrai à le convaincre de la qualité incontestable de cette nouvelle musique déroutante en profitant d'un moment où il se repose avec maman sur mon lit. Ils sont à ma disposition et je commente en véritable critique chacun des morceaux, expliquant la ressemblance de tel accent de guitare avec les Beatles, annonçant une envolée lyrique de guitare électrique... (mais j'anticipe car cela ne se passera qu'en 1971 ou 72) Pour le moment, ils reviennent de Paris et ils m'ont rapporté le quatre titres que j'attendais. Je suis aux anges : "Le plus difficile" c'est du Dutronc pur jus. Je commence à comprendre qu' "Hippie hippie hourrah" est une satire du Power Flower à la mode de bretagne. J'apprécie les jeux de mots de "La Publicité" et "Les Rois de la réforme" me fait quasiment pleurer (allez savoir pourquoi?). Le fait est que lorsque je passerai le conseil de révision, en 1975, je saurai me faire réformer en demandant à voir le psy de la caserne. Je n'eus guère de mérite sans doute car cette année-là il devait il y avoir au moins autant de types qui voulaient s'engager que d'appelés. Et lorsque je téléphonai mon père pour lui annoncer que j'étais réformé (en fait je n'étais qu'exempté) je fus peut-être encore plus fier que lorsque je lui avais annoncé que j'avais décroché mon bac.


En cette année clef, durant laquelle Dutronc devient plus que jamais mon confident par chansons interposées, je suis amoureux. Certes j'avais déjà fait le joli cœur avec les filles du boucher (un autre) qui avait sa devanture et son appartement sur la place des Halles (la même place où était le magasin familial), et mon père m'avait pris en train de conter fleurette à Régine qui était à la fenêtre de son rez-de-chaussée. Il m'avait lancé : "Alors ! on fait le joli cœur" et cela m'avait profondément vexé. J'allais souvent avec elle au jardin public et je lui chantais "J'aime les filles" du ton le plus persuasif et elle me répondait en me faisant les yeux doux, doux, doux. J'avais déjà dragué sa sœur, Annie, pendant les répétitions de notre communion solennelle... Je me souviens qu'elle était à quelques rangs derrière moi et que je me retournais souvent, et que nous nous souriions et que c'était magique. Alors, dès que nous étions sortis de l'église, je lui susurrais "Annie aime les sucettes".


Bon! c'était mignon mais ce n'était que des enfantillages. Mais en 1969 je suis vraiment amoureux. Elle s'appelle Catherine, elle est comme moi en 4ème (pas dans la même classe, garçons et filles sont séparés) ; je la vois pendant les récréations mais surtout les lundis matins (jour de marché). Les rues sont remplies de monde, et tout ce monde tourne toujours dans le même sens pour emprunter les rues. Aller dans l'autre sens équivaudrait à vivre l'expérience du saumon lors du long parcours qui lui fait remonter rivières et torrents pour aller frayer. C'est pourtant ce que nous faisons, avec les copains. Nous sommes quatre et nous sommes tous les quatre amoureux de Catherine. Mais solidaires. Alors nous prenons les rues en sens inverse pour avoir une chance de croiser celle qui nous a envoûtés avec ses beaux yeux verts et sa magnifique chevelure blonde. Les jeudis après-midi nous prenons nos vélos et nous faisons un long périple pour aller guetter devant sa maison à Avrilly. Nous la voyons parfois à sa fenêtre mais elle sort rarement de chez elle. Une fois, elle a pris sa bicyclette et nous l'avons suivie sans oser lui adresser la parole. Mais ce soir-là, quand nous sommes rentrés, nous avions franchi une étape considérable dans ce jeu qui consistait à aller draguer la fille la plus formidable du canton. La plus formidable mais surtout la plus inaccessible. Nous n'obtenions au mieux qu'un demi-sourire. Sur le chemin, nous faisions étape à Bourg le Comte, chez sa meilleure copine, et nous étions beaucoup moins timides ; ce fut donc à sa meilleure copine que je confiai à la récréation du matin un poème que j'avais écrit pour Catherine. Elle devait le lui remettre et me rendre compte de sa réaction. En fait de poème, j'avais recopié de ma plus belle écriture la chanson de mon chanteur préféré : chanson qui m'arrachait des larmes et des soupirs à chaque fois que je la passais sur le Teppaz de ma sœur. Elle s'intitulait "Proverbes", je l'avais transcrite du mieux que je pouvais, avec beaucoup d'imprécisions (voir la comparaison entre mon texte et l'original à la page "Mon cahier de chansons"). Mais je ne doutais pas que l'aide providentielle apportée par Jacques Dutronc me donnerait une avance considérable sur mes rivaux auxquels je m'étais bien gardé de confier mon initiative. A midi, à la sortie des classes, l'amie de Catherine vint donc vers moi et me dit: "Catherine a eu ton poème, elle trouve que tu écris très bien."
Mon amour poétique dura plusieurs années, nous tournâmes par la suite dans le même sens les jours de marché et la nuit je tâchais de m'encourager à lui prendre la main la prochaine fois. Je n'imaginais même pas qu'il fût possible de l'embrasser, cela m'aurait paru par trop trivial et aurait sali un amour aussi pur. Non! je ne souhaitais qu'une chose: Lui prendre la main, et tourner dans le même sens. Je n'eus jamais le courage de le faire et si elle ne donna pas suite à notre amour naissant, ce fut sans doute parce qu'un autre...


J'imite Dutronc !
Durant cette année 69, j'allais donc considérablement enrichir ma discothèque Dutronc, d'abord exclusivement composée de 45 tours (à l'exception du vinyle acheté au Monoprix de Saint-Raphaël bien sûr). Je connais suffisamment la plupart de ses chansons pour m'improviser imitateur et lorsque nous recevons de la famille, papa aménage une sorte de scène, à la galerie du magasin, installe quelques sièges pour les spectateurs et je fais "mon spectacle". Je ne chante d'ailleurs pas que des chansons de Dutronc ; je fais des imitations de Charles Trenet (en roulant de gros yeux), de Charles Aznavour (en me grattant le derrière). Je trouve mon inspiration en regardant les émissions de variété. On a du mal à m'arrêter quand je suis parti ; je suis le Roi de la fête!


Ce qui est incontestable, dès cette année-là, c'est que la plupart de mes connaissances (famille, copains et amis de mes parents) m'associent à Jacques Dutronc. Dès que la moindre occasion se présente, je parle de mon chanteur préféré, je fais écouter ses disques et je les commente. J'échange un 45 tours des Beatles (Michelle) avec le disque des Play-boys sans aucune hésitation avec ma cousine, un copain me vendra le premier album de Dutronc parce qu'il me l'avait prêté et que je ne voulais plus le lui rendre.
 


Cependant, comme la pochette était abîmée, j'en confectionnerai une autre en collant des photos de Salut les Copains. Mais j'anticipe car cela ne se produira que le 12 septembre 1972.
 


Une pochette faite maison

















Je vais presque chaque semaine rendre visite aux disquaires de Marcigny pour réclamer le dernier Dutronc, et je repars terriblement déçu s'il n'est pas encore arrivé.
Un de mes oncles, à qui je fais écouter "Il est cinq heures, Paris s'éveille" trouve le morceau superbe, surtout l'accompagnement à la flûte, mais ajoute : "Tout de même, les rimes, ça n'est pas comme avant, on ne peut pas dire qu'elles soient très riches."
Cette scène, comme la suivante, se déroule dans la cuisine de ma grand-mère qui habite un appartement contigu au magasin.
L'une de mes tantes qui habite Marseille est venue passer quelques jours à Marcigny trouve les textes de ses chansons intéressants ; je suis flatté d'une telle remarque car elle a fait des études, elle est très cultivée. A chaque fois, mon estime pour Dutronc monte d'un cran et c'est tout à fait comme si les compliments faits à mon chanteur préféré m'étaient adressés.
Mes parents tenaient un magasins de Tissus & confection, dont les étages étaient constitués d'un dédales de dépôts où l'on trouvait les accessoires pour les vitrines, des invendus et autres réserves mais aussi un atelier de retouches où travaillait une employée qu'on appelait Danie. Comme toutes les petites mains, elle écoutait en permanence la radio et souvent c'était elle qui m'informait de la dernière sortie d'un disque. Si elle avait écouté Dutronc à la radio, elle me confiait : "J'ai écouté telle ou telle chanson, à telle heure." J'allais souvent la voir ; elle était en quelque sorte mes oreilles à l'affût des dernières sorties. Et comme je passais beaucoup de temps à fouiner dans le labyrinthe mystérieux des dépôts qui contenaient toutes sortes de trésors (objets mystérieux, vieux jouets de mon père, etc.), j'avais inventé un jeu dont l'effet était infaillible. J'ouvrais chacune des portes le plus silencieusement possible et tel un indien sur le sentier de la guerre je me faufilais jusqu'à cette pauvre Danie pour la faire sursauter. Elle était tellement absorbée dans ses retouches, ne prêtant l'oreille qu'aux nasillements de son poste transistor, que j'avais beau jeu de m'approcher à la toucher pour crier : "Bonjour Danie!" Elle sursautait avec une telle violence que sa frayeur n'aurais sans doute pas été aussi intense si le diable avait posé sur son épaule une main crochue. Cela me faisait rire aux larmes. Mais elle était sans rancune puisqu'une fois remise elle m'informait des dernières chansons de notre Jacquot.

mercredi 3 décembre 2014

1966 - Et moi, et moi, et moi

1966

Et moi, et moi, et moi

En 1966, j'ai onze ans.
Au mois de juin une bombe musicale va éclater, un événement musical inattendu. Ma jeune vie va en être bouleversée et je puis dire avec le recul que ma vie n'aurait pas été ce qu'elle a été si cet événement ne s'était pas produit. Surgie de nulle part, une voix s'élève sur les ondes radios et sur notre petit poste téléviseur : c'est le phénomène Jacques Dutronc!

Mais qu'est-ce que j'écoute en 1966?
Mon chanteur préféré, c'est Maurice Chevalier! parce qu'il porte le même prénom que mon père.
Comme beaucoup d'enfants, je suppose, j'aime les musiques et chanteurs préférés de mes parents. De mon père surtout qui avait une culture de musique de jazz très sélective : le jazz  Nouvelle-Orléans et ses avatars parisiens des années 40 et 50. Employé au Grand Magasin Le Printemps (où il rencontrera ma mère), il fréquente le club des Lorientais, où se produisent Maxime Saury, Claude Luter... Juliette Gréco est encore au vestiaire. De retour à Marcigny, où il travaillera dans le magasin familial, il rapportera dans ses soutes bon nombre de 78 tours. Ce seront les premiers disques que j'écouterai sur le Teppaz de ma sœur : je passe, très méthodiquement les uns après les autres, Louis Armstrong, Sidney Bechet, Artie Shaw, etc. je repasse régulièrement des titres endiablés comme Tiger Rag, mais je m'aventure aussi à écouter Rhapsodie in Blue et le duo comique Bach et Laverne.

Mon père possède encore un vieux pick-up tourne disque, vraisemblablement celui où il passait ses disques pour danser lors des surprises parties auxquelles mes parents devaient aller. Je possède encore quelques spécimens de ces curiosités : Musique pour toi... par Pierre Dorsey, son piano & son orchestre à cordes (Vogue - 1960), Musique pour arrêter le temps de Stephane Grappelly et son grand orchestre à cordes (Barclay), etc.
Parallèlement, quand apparaissent les premiers microsillons 45 tours, la collection s'enrichit des succès de Gilbert Bécaud, d'Amalia Rodrigues, de Benny Bennet et son orchestre de musique latino-américaine, d'Yves Montand, de Sammy Price quartet, de Lucienne Delyle, tout cela dans le plus grand désordre car je suis surtout fasciné par le macaron qui orne le centre des disques et qui tourne plus ou moins vite selon que l'on règle la vitesse sur 16 tours, 33 tours, 45 tours ou 78 tours.
Je m'amuse surtout à écouter insatiablement Peter Dean & son orchestre : Alexis Mange tes Choux. Mais à l'inverse j'adore un 33 t de Haendel : Musique pour orgue et orchestre. D'ailleurs mon père a fait l'acquisition d'un magnétophone Grunding, diablement sophistiqué et qui m'impressionne énormément. Le dimanche matin, nous sommes réveillés par de la musique classique, à laquelle succèdent des enregistrements de Brassens, de Brel, de Juliette Gréco, Félix Leclerc... très à l'honneur chez nous - juste avant que déboule le raz de marée Yéyé.

Mes goûts changent. Je n'idéalise plus la musique paternelle. Ma sœur, qui a deux ans de plus que moi est mon nouveau mentor, et la télé est le guide incontournable pour s'orienter. La boussole hésite encore malgré tout, dans ces années-là (1964-65-66), entre la chanson traditionnelle et la variété pour les jeunes.
Ma sœur donc, à laquelle on a offert l'incontournable Teppaz, que je confisquerai bientôt quand elle sera en pension à Paray le Monial, possède déjà une petite collection qui s'empile sur le distributeur mécanique de son tourne disque ; ils descendent automatiquement sur la platine, ce qui est déjà une attraction en soi : Richard Anthony, Claude François, Sheila, Nana Mouskouri, Françoise Hardy sont parmi les premiers 45 tours, achetés ou offerts, ceux que nous écoutons le plus. Viendront s'ajouter des succès fabriqués par la télévision : "Juanita Banana" - "Zorro est arrivé" - le siffleur émérite Roger Wittaker .
Nous faisons évidemment partie du Fan Club de Sheila et nous lui écrivons et nous recevons bien sûr une autographe imprimée.
Après la musique à papa, c'est la musique de ma sœur. Mais elle est encore confinée dans sa chambre et je ne suis qu'un spectateur zélé, attentif, enthousiaste... mais sans aucun goût personnel affirmé. J'aime tout ce qui tombe, tout ce qui tourne sur la petite platine caoutchoutée et presque tout ce qui passe sur le petit écran.
Mais un jour, un soir, lors d'une émission de variété...